Gérard VALAT

Un têtard dans le grand bain – Août 2019

Tardivo*, le peintre, s’est depuis longtemps réconcilié avec son enfance, notamment lorsqu’il s’est aperçu que « … celle-ci le suivait comme une douce lumière. C’est l’espace où nous pouvons sans cesse nous ressourcer. » Pour lui, chaque individu possède en lui l’enfant intérieur, celui qu’il n’a jamais cessé d’être. « Lorsque je fais une peinture, c’est à cet endroit de l’être que je m’adresse. »

              Si on l’interroge sur ses premiers émois avec la peinture, il sourit de ce large sourire simple et généreux qui pourrait même désarmer une grenade offensive :
« À deux ans et demi, j’ai fait comme la plupart des gosses des gribouillis, en fait, sans m’en rendre compte, c’est ce que j’ai appelé bien plus tard des bonshommes têtards, et puis, bien sûr, je ne me suis jamais arrêté… », il était contaminé, le virus était entré dans la bête, on peut le dire, avec une sorte de douce rage.

              Après une période où il se plonge, durant trois-quatre ans, dans une abstraction débridée — on est dans les années 70—, dont il tire alors une intense activité et d’immenses plaisirs, il a le sentiment d’être arrivé au bout de cette excitation. L’abstraction, ou ce qu’il en fait, lui semble dans une impasse, bien que son œuvre soit cohérente, reconnaissable instantanément, etc. « Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens », dit le proverbe. « C’est à ce moment-là que je me suis dit : je ne viens pas de là, ma démarche ne doit pas être intellectuelle, ne doit pas être absconse, donc je me suis arrêté brutalement. » Et c’est comme s’il avait changé subitement de dimension, de perspective, parlons carrément de troisième dimension ! « J’avais perdu l’envie. Et je suis resté trois longs mois sans toucher à mes pinceaux. Après cette période de traversée du désert, j’ai commencé à déstructurer mes personnages, les déglinguer. » Il fallait prendre le taureau par les cornes : « Alors, comme je suis droitier je me suis amusé à dessiner de la main gauche, mieux  encore, je me suis mis un bandeau sur les yeux pour retrouver plus de liberté, la liberté initiale, le geste, quoi, le mouvement. Alors, il est retombé en enfance d’un seul coup, « après avoir observé les dessins que ma fille réalisait à l’école, j’ai compris que notre origine elle était là, on part tous de là. Il y a dans les dessins d’enfant toute la vérité que l’adulte a laissé s’enfuir. Il y a aussi toute la pureté et l’amour qui les rendent supérieurement beaux. »

Sa matière c’est l’acrylique, qu’il « répand » sur des formats de belle taille. Sortir des sentiers rebattus, bien sûr, sinon à quoi bon ! Alors, souvent, il invente ses propres instruments, il se glisse dans la peau du démiurge et utilise ses outils à lui pour gratter, griffer, arracher la matière, donner vie aux choses tout juste sorties de la gangue limoneuse de son esprit. Tout ça vibre, galope, s’enflamme, et parfois éclate de couleurs vives sorties de nulle part mais bien là, à leur juste place. D’autres fois ce sont les primaires qui s’imposent, et pourquoi pas ! Un bleu canaille (vous avez de beaux bleus !) joue des coudes presque malgré lui, et, là, une surprenante teinte jaune ricane sous cap mais n’en pense pas moins, et inonde la toile d’une petite lueur aux parfums d’encens et de myrrhe… Et le rouge, me direz-vous, le rouge, quelqu’un l’a estampé, a pris la poudre d’escampette avec icelui, l’a refourgué aux agents de l’étranger ? Que nenni, le rouge éclate, éclairs de feu brûlants, scarifications rituelles… Eloignez-vous car la braise sourd, le volcan gronde sous la terre chaude et tremblante, la matière se faufile en douce dans des tons, du coup, très terriens, très humains, dirait-on sensuels ? Des bruns, terre de sienne, fauves, presque sauvages, jouent dans le cadre, l’anthracite tutoie le gris ardoise, le rougeaud des joues flirte avec le purpurin de lèvres accueillantes, les couleurs se racontent des histoires sans fin, bien à elles. Mais les complémentaires ne sont pas loin, suppléments d’âme à la carte du tendre, vibrent les oranges et les verts qui flirtent avec les mauves et violets, ocres, bleus nuit profonds se séduisent sans en avoir l’air.

Bien sûr, ces couleurs ne seraient rien sans les personnages qu’elles habillent, parfois si peu, on s’en offusque ici ou là dans la « bonne » société atterrée. Tout le monde le sait : « Tardivo aime les femmes ! » Sachons que ce n’est pas un amour déçu, c’est l’amour avec un grand « A ». L’amour qui chamboule tout, celui qui empêche de raisonner, l’amour fusion, comme l’on disait de certaines acquisitions sans qu’il y ait eu la moindre négociation, l’amour des « sœurs de la côte », instinctif, peut-être sexuel, voire, l’amour fou ou le fol amour, celui qui emporte au-delà de la déraison, dans les replis de l’âme…

Ses femmes, dirions-nous avec Sartre, ses putains respectueuses, bien plus respectueuses que putains, d’ailleurs, ses femelles aux seins gorgés de sève, d’amour et d’humour, aux tétons gonflés comme de russes malossols, mamelles nourrissantes qui nous abreuvent, nichons à l’air parce qu’elles n’en manquent pas, et qui affrontent la vie de face, bien campées sur leurs gambettes, accrochées à la vie et prêtes à la donner, cette belle vie aux rémanences obscures comme des boutiques, tout ce qu’on aime.

Ses petites bonnes femmes girondes, amusantes et amusées, rigolotes, qu’on se « taperait » en gibelotte par temps de disette, auraient beaucoup à dire, et à redire même. Elles ont vécu et voyagé, parcouru des mondes inconnus et incertains, des mondes intérieurs inexplorés, des continents de tendresse où l’amour rôde encore…

Le monde de Tardivo mérite qu’on s’y attarde, il ne faudrait pas passer à côté. Ça vit, ça grouille, ça remue de partout, des oiseaux sans cage aux chatoyants reflets, repus ou replets, bien en chair et montés sur épingles, des poissons rouges bleus ou jaunes et sans bocal mais qui font du bouche-à-bouche à la volée, des chiens noirs et sauvages fiers de leur indépendance, des vaches en roue libre dont les mamelles pourraient nourrir la France entière. Et n’oublions pas les bébés, « Alertez les bébés ! » hurlait Higelin, préfigurant la crise écologique. Des bébés comme s’il en pleuvait, des noirs, des blancs, des jaunes, des rouges, cherchez les bérets verts, ils sont tous là, heureux de se montrer et d’exister, gentiment bravaches, mine réjouie ou chiffonnée, ils représentent l’avenir, le futur à composer, musique !

Mais, à tout hasard et pas rasé, on peut se poser la question, en toute naïveté et sans inquiétude : où sont les hommes, où sont-ils donc passés ces seigneurs, ces bons à rien, qui les a fait disparaître sans crier gare ? Y aurait-il eu des règlements de compte lors de nuits de rousse pleine lune ? Ils n’avaient pas payé leurs cotisations, le bristol est arrivé trop tard, l’adresse n’était pas la bonne ? En tout cas, c’est le crime parfait, ni vu ni connu, « le mort saisit le vif », l’homme est dépossédé de ses  biens propres, condamné à errer sur cette terre comme une âme en peine, halluciné, c’est ainsi. Tardivo aime peut-être trop ses bonnes femmes pour les partager, que ce soit sur toile ou sur carton, en à-plat ou en relief ? Poser la question c’est entrer dans les affres de spéculations artificielles… Dites-le vous bien, Tardivo est absolument indifférent à toute forme, même puérile, de jalousie. Et puis, démerdez-vous !

Finalement Tardivo aura passé sa vie d’homme et d’artiste à fréquenter ces femmes éternelles, ses femmes à lui, ses poupées ! Celles qu’il aura aimées dans leurs vêtements de tous les jours, robes à fleurs, à rayures, à pois, ou en dentelles, mais sans chichi pour autant, toutes simples, si peu aguicheuses ou ne le sachant pas, ces femmes qui créent la vie, ses « Vénus » du quotidien qui continuent à enchanter sa vie.

Et pour longtemps encore.

* Jean-Claude Tardivo est né le 27 juin 1935 à Villedômer (Indre-et-Loire), entre la Brenne et le Madelon.