Fabienne LE BELLER

« Humains trop humains « , pluriels et singuliers, les personnages de Tardivo sont-ils vraiment nous ? Cette part manquante, cette part cachée, ce frémissement qui murmure sans relâche en cachette de l’autre ? Ces mémoires interlopes qui attendent. Ces corps hésitants, qui puisent leur existence au cœur de l’originaire jusqu’à l’incarner, nous déroutent tant ils semblent terriblement tranquilles et traînent insaisissables à constamment flotter. lis tâtonnent irrésolus, paraissent voués au hasard d’un monde indéfini, tels de nouveaux nomades offerts à la lenteur d’un temps inexploré. Et si Tardivo esquisse un personnage essentiel, à chaque fois unique et fantasque, jouissant de son propre corps tout autant que de sa propre légende, un personnage qui s’épanouit et fait parade sur la toile, on dirait bien que tous s’enivrent cependant à une seule et soudaine résonance, un écho inattendu. Il s’exprime alors de ce macrocosme néologique, une répétition inlassable, où l’humilité s’épuise jusqu’au dépouillement. Et celui-ci préfigure jusque dans le vêtement. Certains sont nippés de chemises ballantes, d’autres sont vêtus de bustiers mollement serrés et équivoques qui laissent la plupart des fois poindre leurs seins – deux seulement ont vraiment glissé une robe de couleur vive qui les enveloppe et camouflé leur crâne sous une imposante tignasse noire, si bien qu’on les imagine déguisés ou endimanchés – Mais curieusement, même s’ils sont vêtus, affublés, parés de tissus courants, ordinaires, ces personnages répliquent aux visiteurs par un volte-face et s’ingénient à s’ébattre dans la dérobade, puisque, même en embrassant les plis et les creux de leurs toilettes, ils naissent simples, dévoilés, bruts, sans noirceur ni manœuvre.

Ils s’expriment sous des formes humaines constamment déjouées, qui s’ouvrent et engendrent des ardeurs primitives, aborigènes, obsédés par l’inachevé. Ils pénètrent l’espace intime et silencieux de la toile et s’assoient, comme si, celui-ci signifiait un court instant leur seul possible territoire. Et là, encore, par quelle immédiate alchimie, Tardivo trompe les contours, contrecarre ce que notre regard croit envelopper et transgresse cet espace qui se perd et se fond dans l’interminable. En perpétuel mouvement, leurs pieds ne sont jamais vraiment posés, vraiment dormants, mais infléchis, busqués comme des nez, cambrés comme s’ils attendaient pour partir, comme s’ils se tenaient prêts à filer.

Leurs mains contiennent la tentation du geste, le désir de prendre, de s’emparer, elles ne font que s’effleurer, se sentir, se toucher à peine du bout des doigts – seul un personnage s’accroche réellement, se cramponne à un autre -, qui lui aussi hésite et marche sans savoir vraiment où aller.
Tout est instable, vacillant, faible à tout rompre, et les meubles comme les rêves sont posés de guingois, et les fauteuils sont vides.
Ces personnages cherchent constamment quelque chose – le pendule comme une savante mécanique, présent ou sous-jacent quand il se figure en corps de souris ou sous l’apparence d’un oiseau, est l’outil primaire, l’effigie essentielle qui ici charpente l’histoire – Tous sont extraordinairement renflés, soûlés par l’attente. Elle bat tellement puissamment que leurs corps tout entier sont voués à ce possible espoir marbré au fil des tableaux, de verts imparfaits, tapageurs, de roses surannés, de bleus lapis ou hâves qui dédaignent l’Eden mais se mélangent et se fondent, se malaxent tant et si bien qu’ils réinventent l’éternité. A force, le visiteur pourrait s’imaginer converser avec ces personnages qui vivent et crient comme une humanité seulement fraternelle.

Fabienne LE BELLER
Octobre 1999