Anne CAUQUELIN

Il est rare, aujourd’hui, de rencontrer un peintre qui peint –et qui le dit. Pour tourner la mode, souvent, le peintre qui peint se dissimule sous le terme de « plasticien » ou sous celui encore plus général d' »artiste ». Sous ces appellations, il peut pratiquer toutes sortes d’arts, et entre autres l’art de la peinture.
Jean-Claude Tardivo ne recourt pas à ce stratagème. Il s’expose tout naturellement comme peintre, avoue qu’il a toujours pensé et voulu être peintre, qu’il aime la peinture et vit avec, dedans. En dehors des modes et surtout des étiquettes en « isme », il pense la peinture comme un long travail, une longue pratique, dont les strates s’accumulent, se juxtaposent et, se mêlant, s’entre- pénètrent.
C’est ainsi que les traitements successifs d’un thème, les variations induites par leur répétition sous d’autres modes, avec d’autres matières, d’autres jeux de couleur et de forme, finissent par entrer comme matériau de base, et nouveau support pour d’autres recherches.
Chaque pièce est le fruit d’une réflexion des strates picturales les unes sur les autres, et quand je dis « picturales » je ne pense pas seulement aux couches de matière pigmentées, mais au travail de conception qui les a liées entre elles.

Ce travail de liaison fait corps dans la peinture de Tardivo, à tel point que le motif ou le thème de l’œuvre semblent n’être que prétextes et s’effacer devant son véritable sujet : la peinture elle-même.
Ce que nous voyons, alors, c’est l’apparition à la surface de la toile de formes aléatoires; il importe peu que ce soient des têtes, des corps, des mains, des bouches, des seins, des tétons en forme de doigts, ou du texte imprimé, des chaises, du tissu rayé ou à fleurs. Ce qui est là n’est qu’un surplus de sens, un supplément à la véritable affaire qui est celle du dessous. Des dessous. Certains appellent ces dessous : « profondeur »- je dirais plutôt : matière première composite, travaillée dans la pâte, jusqu’à ce qu’elle prenne forme.

Bien sûr on dira qu’il n’est pas indifférent que les formes à quoi aboutissent ces malaxages, ces prises à pleines mains de la peinture en tant que telle, composent en définitive des têtes, des sexes, des mains et des seins. Comme si on revenait toujours au primordial: à la fabrication des corps et aux outils qui servent à la procréation. Mais je dirai cependant que ce sont là des illustrations habituelles, des repères pour la connaissance, et peut-être comme une acceptation d’un destin de la peinture, d’un fatum, contre lequel il serait vain de lutter. Destin qui veut le corps pour la peinture comme son commencement et sa fin. Que ces corps soient humains ou non, qu’il soient aussi bien chiens et chats, amibes ou serpents d’eau…La preuve en est ( s’il est des preuves en ce domaine) que les têtes-doigts-seins-sexes de Tardivo sont improbables, et n’ont aucun souci de vraisemblance: ce sont des choses issues du travail de la peinture. Et elles manifestent leur statut de chose sous leur forme vaguement humaine.
Ainsi au bout d’un long parcours, et par le travail de la peinture, Tardivo nous rappelle-t-il le devenir chose de l’humain, ou, plus exactement, rend –il sensible l’effort par lequel la forme humaine s’arrache à la matière, à la chose. Mais, et c’est là à mon sens que se trouve l’accent original de son oeuvre, il rend perceptible le retour de l’humain à son état de chose, comme si cette même forme humaine n’etait que décor, surface, superficialité sur fond de matière primitive.
Est-ce parce que nous sommes alors confrontés avec ce que nous ne désirons pas du tout savoir- la fragilité de notre condition, son indétermination foncière- mais il nous semble alors que ces figures –de choses expriment le sentiment, mélancolique, ou tragique, d’avoir été enlevées à leur nature.

Anne CAUQUELIN
Avril 2001